UNCAS

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UNCAS(Opus 56)
Février 198618'Musique de chambre, Musique mixte

Notice

Uncas est le nom du dernier des Mohicans selon Fenimore Cooper. Il symbolise ces peuples qui, tout comme les espèces animales, d’année en année disparaissent du monde par la faute de l’homme, et le laissent appauvri. Leurs langages meurent même parfois avant les peuples qui les parlaient. Or, chaque langue est un système sonore porteur d’une musique spécifique, qui est tout autre chose que les signes phonétiques dont s’occupent les linguistes. Uncas essaie de capter quelques-unes de ces musiques potentielles, en extrait des modèles, et en raconte symboliquement la dissolution.

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Diverses techniques numériques ont aidé à la transcription précise des intonations et des rythmes, et à leur transmutation sonore sur les claviers des échantillonneurs. Un processeur numérique traduit en instructions « Midi » les inflexions d’enregistrements parlés, et pilote en temps réel un des échantillonneurs, déclenchant divers timbres en synchronisme et à l’unisson avec les syllabes. Les langues parlées, utilisées à des degrés très divers, ont été collectées tantôt directement (arménien ancien, fidjien, kawi, telugu, eskimo), tantôt par l’intermédiaire de linguistes (dargwa, ubykh, abkhaz, tchérémisse, lude).

Commentaire

La mort des langues n’est pas seulement un appauvrissement sémantique, qui prive l’humanité d’une interprétation particulière du monde. C’est aussi un appauvrissement musical, car il nous prive d’un système phonétique et intonationnel qui est comparable à une musique au moins potentielle. Dans le très beau film de Werner Herzog « Le pays où rêvent les fourmis vertes », réalisé en 1971, un des Aborigènes, qui est l’ultime survivant de sa tribu, et dont la langue qui va mourir avec lui n’est plus comprise de personne, plaide dans un long monologue devant des juges muets de honte. Je me suis parfois senti très proche de cet Aborigène.
Mais je suis un Européen, qui ne peux que transmuer la tentation nostalgique et le regret en exploration de l’avenir, avec toutes les techniques disponibles. Ici j’ai employé un Voicetracker, processeur numérique qui venait d’être créé par Fairlight. Il analysait en temps réel la hauteur moyenne de chaque syllabe d’une parole enregistrée sur bande magnétique, et envoyait la note Midi correspondante à un échantillonneur. Un autre échantillonneur, piloté par un clavier Midi, fonctionnait comme un instrument parmi d’autres. A l’origine ces deux échantillonneurs étaient des Mirages, le premier modèle couramment commercialisé. Chaque changement de timbre était déclenché manuellement, tant sur celui qui était piloté par le Voicetracker que sur l’autre. Puis j’ai dû adapter les sons à un Akaï S900, puis un S1000, puis un S3000. Ensuite est venu le temps des ordinateurs plus rapides et plus puissants, proposant des échantillonneurs virtuels, comme MachFive, qui est un programme tendant à évincer les échantillonneurs autonomes comme les Akaï, désormais difficiles à trouver.
Comme toujours, la longévité de chaque dispositif s’est donc avérée plutôt courte, et si la course technologique continue, elle est de plus en plus propre à décourager quelques-uns des coureurs.
Parmi les langues enregistrées en vue d’un usage musical, l’eskimo représente pour moi un souvenir qui incite à moins de pessimisme que d’autres. Robert Umerineg, un chasseur d’Angmassalik sur la côte Est du Groenland, avait été appelé à Paris par le Musée de l’Homme pour réparer l’ummiak, un grand canot de sa collection. J’ai profité de ce séjour pour l’inviter chez moi en compagnie d’un ethnologue qui servait d’interprète, et il a bien voulu enregistrer des énumérations, des récits de chasse, où je ne cherchais qu’un usage spontané de sa langue. Il se trouve que, bien qu’en danger, cette langue et ce peuple ont encore une assez remarquable vitalité. Peut-être réussiront-ils à exploiter les avantages du monde « occidental » sans perdre leur âme.
Contrastant avec la douce sonorité de cette langue d’un pays où les bruits sont assourdis par le manteau neigeux, le dargwa du Caucase est brusque et sonore, il est propre à se propager d’un sommet à l’autre. N’ayant d’ailleurs voyagé dans aucune des contrées d’où provenaient mes séquences parlées, sauf pour le kawi, langue ancienne de Bali, je déployais mon imagination sur les seuls traits phonétiques des seuls locuteurs enregistrés dans ma collection, mais il est relativement facile de faire la part des traits individuels, et d’entrevoir la musique d’une langue au-delà de leurs particularités.
Après avoir souligné à l’unisson les remarquables inflexions du tchérémisse ou du kawi, la fin de l’œuvre se détache du langage « naturel » pour le fragmenter, éparpillant des segments parlés comme autant de motifs, les superposant dans des brouhahas de foules imaginaires, et pour finir les réduisant à des bredouillements ou des gazouillis presque animaux, sans qu’on puisse décider si cette désagrégation du discours signifie une sorte de triomphe de la musique ou une sorte de naufrage de la communication parallèlement à la mort des langues.

Instrumentation

1 fl., 1 cl., 1 trb., 2 échantillonneurs, 1 technicien (sons fixés, Voicetracker, séquenceur), 2 v., 1 a., 1 vc.

Création

09/06/86 Paris, Centre Pompidou (2E2M dir.P.Méfano)

Éditeur

Durand

Commanditaire

commande de l'État

Dédicataire

à la mémoire des peuples disparus

Disques

Imagerie

Vidéos