KORWAR

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KORWAR(Opus 25)
Mai 197215'Musique de chambre, Musique mixte

Notice

Un clavecin au zoo

Korwar est un mot qui appartient aux peuples de Nouvelle Guinée pour qui le crâne, réservoir de force spirituelle, fait l’objet d’une conservation attentive, dans une sorte de meuble de bois où, surmodelé et repeint, il est inséré. C’est donc à la fois une sculpture si on considère l’argile et les couleurs qui le recouvrent, et le cadre de bois où il repose ; mais c’est aussi un objet éminemment naturel et brut, visible sous l’enduit « esthétique ».

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Dans un cycle d’oeuvres où une bande magnétique de sons bruts est ainsi liée, ou juxtaposée, à diverses musiques instrumentales, j’ai pensé faire quelque chose d’un peu analogue. C’est toujours la même bande magnétique qui constitue Agiba, où elle est à nu, et qui sert de support à Rambaramb, où elle est entourée d’un orchestre symphonique, ainsi qu’à Korwar où nous avons affaire à un clavecin. D’autres variations suivront, avec à chaque fois non seulement de nouveaux groupes instrumentaux, mais aussi de nouveaux types de rapports entre la bande et les instruments. Une différence importante toutefois : bien que la partie enregistrée soit exclusivement composée de sons « bruts », leur choix et leur agencement n’ont rien de naturel, et constituent, en un sens nouveau et à un degré qui n’est pas si minime qu’il peut paraître, un acte de composition dont je suis responsable.
Cette démarche a été inaugurée en 1967 – 1969 lorsque j’ai réalisé Rituel d’oubli commandé pour l’ensemble Ars Nova. Mais dans Korwar la bande ainsi que l’écriture instrumentale sont beaucoup plus dépouillées. La crudité des voix animales est volontairement soulignée car il m’est apparu que plus le réalisme était extrême, plus on était proche du fantastique, à condition de réussir le déplacement de sens nécessaire pour qu’un shama, un guanaco, des orques etc.., sortent de leur zoo sonore et suscitent une écoute musicale. J’ai été confirmé dans cette voie par plusieurs témoignages singuliers d’auditeurs à l’ouïe fine qui souvent ne pouvaient identifier tel son cependant familier : les uns ne l’avaient jamais écouté, les autres ne le reconnaissaient plus en dehors de son contexte réel. Je pense au demeurant que l’identification d’un son même commun ne suffit pas à dresser un barrage infranchissable à la perception musicale, pas plus que le sujet d’un tableau ou même d’une photographie n’en oblitère le style.
Comme Rituel d’oubli, mais de façon plus incisive et plus abstraite, Korwar est un essai de réponse au dilemme nature – culture. Le rôle du clavecin n’est ni de s’opposer aux sons enregistrés ni de les commenter, mais, le plus souvent, plaqué sur eux, de signifier, lui, cet instrument à l’hérédité chargée, la profonde identité entre le geste musical, le cri animal et les palpitations des éléments. Je m’approprie le réel en y posant une marque, mais je suis également un élément de ce territoire sonore.
L’oiseau que j’ai enregistré, un shama de Malaisie, imite certains motifs musicaux qu’il entend souvent. Le clavecin imite à son tour l’oiseau. Qui peut dire où est la musique ? Les oiseaux ont parmi les zoologistes la réputation de ne chanter qu’à des fins bien précises : chercher une épouse, défendre leur perchoir, mais non « pour le plaisir ». Les mêmes zoologistes estiment implicitement qu’il en est autrement chez l’homme, et c’est pourquoi ils se méfient de l’anthropomorphisme. Korwar n’est pas expressément destiné à me procurer une épouse ni à affirmer mes droits exclusifs ( mon « originalité esthétique » ) sur cette « branche » particulière qu’est la musique naturaliste; mais quelque sociologue malveillant pourrait peut-être le penser tout de même…Je préfère pour ma part, inversement, dire que l’oiseau, la grenouille, éprouvent à s’époumoner au moins quelque chose comme un plaisir physique, et pourquoi ne pas appeler ce plaisir « musical » ?
Ces réflexions tendancieuses montrent bien que la poétique musicale « réaliste » définie par des oeuvres comme Korwar n’a pas seulement le sens d’un caprice plus ou moins volontiers partagé par les auditeurs. C’est également, à une échelle très modeste, une sorte de geste politique, d’adieu à un certain humanisme. Deux grandes voies sont praticables pour se dégager des routines musicales : le renouveau des pratiques ou celui de l’écriture. La première voie conduit à jouer n’importe quoi, mais ailleurs que dans une salle de concert, tandis que l’écriture reste conventionnelle. Par exemple la pop music établit un contact social tout autre que la plupart des autres musiques populaires, mais reste musicalement arriérée : harmonie modale, clichés rythmiques, gadgets électroniques des années 50 . Inversement, beaucoup de créations « d’avant-garde » se trouvent coincées dans le rituel du concert classique, et, de ce fait font figure de simples prolongements de la tradition. La lutte serait donc à mener sur les deux fronts pour éviter à la fois la déliquescence ou la régression de l’écriture et la compromission avec les circuits de communication classiques. Mais il n’est pratiquement pas possible de jouer différemment une musique différente dès que l’on veut la créer pour d’autres que soi : nul ne l’écouterait, et cela parce que la création n’est jamais une réponse directe à un besoin explicite du public, mais toujours la révélation inattendue, et même gênante, d’un besoin implicite dont elle aide – plus ou moins laborieusement – à faire prendre conscience. Le déplacement social et musical ne pouvant avoir lieu par une simple décision de l’esprit, pas plus que la révolution ne se fait sur le papier, il est possible de l’amorcer par le naturalisme, qui contient ce double refus musical et social.
Refus de la tradition beaucoup plus radical que toute transgression, puisqu’il consiste à récuser au moins partiellement la dimension historique même de la musique, contrairement à des « révolutions » comme le sérialisme, qui hérite et exalte à l’extrême la combinatoire rationnelle du contrepoint, expression typique de l’Occident, le naturalisme n’a que des représentants isolés dans l’histoire ( Moussorgsky par exemple ). Leur apparente « modernité » est le fruit du hasard qui organise telle et telle rencontre lointaine avec tel successeur qu’ils n’ont pas influencé. Bien entendu le naturalisme ne suffit pas plus à faire table rase, à détruire l’histoire, que par exemple le changement de lieu ne suffit à libérer la musique ; car les chefs d’orchestre qui ont troqué la queue de pie contre le col roulé conservent souvent les mêmes ambitions, jouent la même partie sociale qu’auparavant, et une perruque ne fait pas la Révolution.
Ce que tend peut-être à faire une oeuvre du genre de Korwar en brouillant le tracé des frontières entre nature et culture, c’est à suggérer une contre-culture, retournant par jeu toutes les armes que s’est donné l’esprit humain ( y compris la logique trop naïvement rejetée par certains) contre le sérieux officiel. Tout en incluant des chants d’oiseaux, elle est le contraire d’une pastorale ou d’une musique descriptive, car le propos est bien évidemment non pas d’évoquer plus ou moins fidèlement la nature par des moyens musicaux, mais bien de manifester la musique présente dans les sons naturels. Si le langage est le propre de l’homme, la musique est ce qui le relie au reste du monde. Plus une musique dépasse un simple langage, plus elle a de valeur libératrice vis-à-vis de toute référence historique. Dépasser un langage signifiant, s’avère irréductible à un code soit conventionnel tonal, sériel, jazz etc..,) soit original. Mais l’affranchissement total de tout code signifie une musique informe, imprévisible, simple bruit de fond, et cet extrême aura le même effet que la combinatoire la plus contraignante, tant que les hommes ne seront pas réellement libres, c’est-à-dire tant que chacun d’eux ne sera pas assez musicien pour vivre le réel comme une musique. C’est pourquoi certaines improvisations brouillonnes à grand fracas rejoignent les musiques militaires ou les spéculations intellectuelles pures : toutes imposent à l’esprit un régime totalitaire abrutissant. Le cas des musiques hypnotiques à la mode en Amérique est à peine différent : elles libèrent provisoirement l’inconscient, mais au prix d’une grave indigence pour le reste, risquant, par l’atrophie de l’intelligence, de redevenir à leur tour une source d’aliénation. Entre ces extrêmes naviguent traditionnellement de vieux bateaux sur les eaux fades et troubles du sentimentalisme. Le naturalisme musical n’est certes pas une façon non plus de rejoindre cette flottille. Il est plutôt à mon sens une méthode nouvelle pour équilibrer ce qui dans la musique intéresse l’intelligence, et ce qui touche l’esprit dans son ensemble, mais en mettant l’accent sur le rôle de fonction biologique que joue la musique dans l’espèce humaine, beaucoup plus que sur une pure combinatoire.
Pour le moment et dans le cas de Korwar en particulier, cet équilibre est inégal et instable ; mais quels que soient les échecs ou les réussites, la conviction que le réel sonore est inépuisable est une des acquisitions les plus précieuses des techniques électro-acoustiques, et elle suffit à soutenir une démarche qui se présente comme une relecture nouvelle de ce réel, une fois décapés les vernis culturels qui, avec le temps, étaient devenus vraiment trop opaques.
Korwar est dédié à la grande claveciniste Élisabeth Chojnacka, qui en a assuré la création à Bourges le 30 Juin 1972.

Les éléments de la bande magnétique ont été rassemblés par l’auteur avec, pour certains, l’aide du C.N.R.Z, de Jouy-en-Josas ( Pr Busnel ), du Biological Sonar Laboratory ( Pr Poulter ), et pour la partition en langue xhosa, de Miss E. Dlulane. La réalisation a été achevée dans les studios de G.M.E.B. à Bourges.

Instrumentation

clavecin moderne avec 16P., sons fixés

Création

30.6.1972 Bourges, Maison de la culture, E.Chojnacka

Éditeur

Durand

Commanditaire

Dédicataire

E.Chojnacka

Disques

Erato – Kemit / Korwar / Temes Nevinbür / Canzone II

Imagerie