Notice
Kengir [Têtes noires] est le nom que se donnaient les Sumériens dans leur langue. Celle-ci, qui fut sans doute la première au monde à être écrite, n’est apparentée à aucune autre, sinon par sa structure, qui est agglutinante comme celle de l’eskimo ou du turc.
Les cinq textes chantés dans cette langue sont les premiers poèmes d’amour connus. Plus d’un millénaire avant le roi David et le Cantique des cantiques, ils exaltent la force sacrée du désir, sans aucune réticence, mais sans vulgarité. L’enchaînement choisi pour les cinq pièces retrace plus ou moins les épisodes amoureux de l’attente, de l’adoration, de la jouissance, de la joie et du souvenir.
Chacun des chants montre un visage différent de l’amour, et fait appel à un emploi différent des techniques d’échantillonnage. Par exemple Enlil mobilise une trentaine de timbres de percussion ; dans Shusin l’échantillonneur fait parler le texte syllabiquement, comme par des idéogrammes sonores, tandis que la chanteuse vocalise avant de l’articuler à son tour. Kubatum a la couleur d’un mode indonésien slendro, mais une rythmique et un lyrisme sans rapport avec cette référence. Enfin Dumuzi associe des éléments vocaux échantillonnés à la voix de la chanteuse en direct.
Commentaire
Kengir appartient à une recherche qu’on peut désigner comme une archéologie imaginaire. Elle est inaugurée dès 1959 avec Safous Mélè et s’est poursuivie avec Rituel pour les Mangeurs d’ombre et les Trois chants sacrés. Chaque époque se redéfinit son passé, même en observant les règles historiques les plus sévères, et la différence entre le Moyen Age de Michelet et celui de Leroy-Ladurie ne tient pas seulement aux progrès de l’information. De plus, l’ anachronisme est beaucoup plus gênant sur le plan scientifique que sur celui de l’esthétique. En art, il est même souvent ce qu’il y a de plus intéressant, car il met à nu la permanence des archétypes sous les fluctuations de l’histoire. En musique, les références aux traditions populaires ne deviennent convaincantes qu’en accédant au statut de folklores imaginaires. Toutes ces considérations expliquent qu’en faisant chanter des poèmes sumériens, je cherche à demeurer un compositeur de mon siècle, mais aussi à faire oublier cette contingence, et à nier l’histoire comme pure obsolescence.
Quelques éléments peuvent s’interpréter comme un peu plus archéologiques qu’imaginaires : l’échantillonnage d’un archiluth pour Kubatum ranime des sonorités qui ont pu exister à Sumer. L’usage d’un mode équi-pentatonique analogue au slendro javanais renvoie lui aussi dans la même pièce à une antiquité possible et à des lyres à cinq cordes. L’association de la voix et de petites percussions comme dans Enlil est elle-même une survivance très ancienne, encore fréquente au Moyen Orient. Les titres que j’ai donnés sont des noms de dieux (Inanna, Enlil, Dumuzi) ou de personnages royaux (Shusin, Kubatum) du monde sumérien.
La belle traduction de Jean Bottéro semble participer à cette même liberté que je me suis octroyée.
Instrumentation
mezzo-soprano et échantillonneur (ou sons fixés)Création
19.6.91, Paris, Centre Pompidou (F.Kubler & F.Tanada)
Éditeur
DurandCommanditaire
l'ItinéraireDédicataire
Françoise KublerTextes
Texte